Is 52, 13-53,12 ; Ps 30(31) ; He 4, 14-16 ; 5, 7-9 ; Jn 18,1-19,42)
Il m’a semblé que ce temps de carême, ce temps de confinement, recevait comme par avance une lumière particulière avec le récit de la Samaritaine. Cette rencontre étonnante entre une femme rejetée de tous du fait de sa réputation de femme adultère ; elle a eu cinq maris, celui avec lequel elle est n’est pas son mari et Jésus lui permet de le reconnaître. Et Jésus qui vient là, au puits de Jacob, épuisé, fatigué. Cette rencontre entre cet homme qui est le Fils de Dieu et cette femme va bouleverser la vie de cette femme ; mais pas seulement, il y a aura une grande fécondité dans le village de Samarie. Avec un étonnement qui semble être une attitude assez constante chez les apôtres qui ont du mal à comprendre. Jésus dit “J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’avez pas la force de les entendre. Quand l’Esprit Saint viendra, il vous révélera la vérité tout entière.” En somme, notre chemin doit se poursuivre jusqu’à la Pentecôte pour que nous recevions vraiment l’Esprit Saint, pour comprendre tout ce qui se passe.
La rencontre avec Jésus fatigué, tel qu’il est, cette fatigue semble étonner ses disciples. Et ce qu’il leur dit au sujet de cette nourriture semble aussi les étonner. Laissons-nous étonner aussi !
Dans la première lecture du Livre d’Isaïe, cette lecture admirable “La multitude avait été consternée en le voyant car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme. Il étonnera de même une multitude de nations ; devant lui les rois resteront bouche bée car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit, ils découvriront ce dont ils n’avait jamais entendu parler.”
Je pense qu’ il y a là une clé de compréhension du mystère de Pâques : accepter de nous détacher de ce que nous sommes capables de comprendre. Parfois, nous sommes très attachés à ce que nous sommes capables de comprendre. Mais devant le mystère de Dieu, de la manière qu’il a de se révéler à nous, de manière totalement déconcertante, il faut accepter de nous laisser désinstaller, de sortir de nos zones de confort comme dit le Pape François, pour accueillir une vérité qui est déconcertante.
Dans ce temps de confinement, au niveau de la liturgie, chaque jour je me dis la même chose. Le mois dernier, nous avons préparé ces célébrations, avant le temps de confinement, il a fallu tout réajuster, tout réadapter. Vous voyez le caractère très sobre de notre liturgie du vendredi. Alors on pourrait se dire, et certains se le disent certainement, il vaut mieux ne pas célébrer. Ou peut être, vaut il mieux se connecter à la télévision, avec les grandes chaînes, qui filment les célébrations dans tel ou tel lieu plus chargé symboliquement. Mais moi je me dis, et c’est l’expérience que nous pouvons faire, que dans ce dépouillement de la liturgie, nous pouvons aller à l’essentiel. Et justement favoriser cet étonnement, rester bouche-bée devant ce que nous pouvons découvrir. Parce que nous sommes peut être un peu moins dans les apparences. Je ne dis pas que dans la liturgie il y a des apparences. Il y a une mise en scène de la liturgie qui peut attirer notre regard, éveiller nos sens avec l’encens qui attire notre odorat, et nos oreilles parce que la musique est belle, parce qu’on a fait une très belle décoration. C’est une immense sobriété. Et je me dis justement, c’est cette expérience et je pense que vous la partagez, que dans tous les domaines de notre vie, pas seulement la liturgie, mais dans le domaine de nos relations, il y a quelque chose du chemin de l’essentiel qui se creuse. Vous aurez sûrement remarqué qu’on ne se rencontre plus de la même manière quand on se voit : en gardant une certaine distance, nous nous regardons autrement. Quand nous nous donnons le geste de paix, nous l’avions déjà remarqué, ce n’est pas simplement par un geste sans se regarder, mais nous sommes obligés de nous regarder. Et quand je vous invite à vous donner le geste de paix, dans chaque eucharistie, vraiment je vous regarde, évidemment pas au travers de la caméra. Vous vous me voyez, mais moi je ne vous vois pas, et je ne veux pas faire semblant. Je vous regarde de l’intérieur, je peux vous le dire, je vous regarde de l’intérieur. Je pense que c’est un premier élément que le Seigneur nous invite à vivre : que nous soyons étonnés de ce qu’il fait.
Quand Jésus a perdu tout apparence de fils d’homme, il nous conduit au mystère le plus profond de ce qu’il est et de ce qu’il est venu accomplir : il est notre sauveur. Il a été jusqu’au bout. Tout à l’heure, nous allons vénérer la croix posée par terre. J’espère que nous en avez une chez vous. Nous ne prierons pas devant un objet de torture, mais devant le signe de cette parole d’évangile qui dit “Jésus ayant tellement aimé les siens, il les aima jusqu’au bout.” La croix est le signe de cet amour qui va jusqu’au bout. Et ce n’est pas un événement du passé, parce que cet amour se réactualise dans chaque eucharistie. Et aussi, d’une certaine manière, à chaque fois que nous l’accueillons et que nous nous donnons aux autres. La croix est le signe de la victoire, c’est vers là que nous allons, chers frères et soeurs, même si ça passera par des chemins très différents de ce que nous aurions pu imaginer. Toutes nos expériences, nos critères d’évaluation, il faut les laisser là, au pied de la croix. Toutes nos connaissances, tout ce que nous savons, il faut le laisser là, au pied de la croix. Pas pour nous en désintéresser, mais pour nous laisser ouvrir à une autre réalité.
Dans le récit de la Samaritaine, il y a la fatigue de Jésus. Et il y a aussi la soif de Jésus : “Donne-moi à boire.” Et là dans l’évangile à nouveau nous le retrouvons, et c’est toujours en Saint Jean, dans la finale de l’évangile : “J’ai soif”. Mais de quoi ? Nous pouvons rester et donner à boire à Jésus. Donner à boire à ceux qui ont soif. Mais la soif de Jésus est la soif d’une vraie relation, d’une véritable alliance partagée. C’est la soif d’un don accueilli, notons bien cet aspect là. Parce que nous pourrions venir ici consoler Jésus, et c’est important de le consoler, le consoler en tous ceux qui souffrent, mais en vérité, il y a bien autre chose qui nous est donnée. C’est la consolation de Jésus d’être accueilli. Quelle joie pour Jésus et pour tous ceux qui croient en lui de découvrir que le don qu’il fait de sa vie est accueillie. Le Père François Varillon dit que Jésus est le don donné, et Marie le don accueilli. Est ce que notre vie peut être un don accueilli, le don que le Père nous fait de son Fils ? Vous avez entendu comment Jésus disait à la Samaritaine “Je le suis, moi qui te parle.” Et dans ce dialogue, au moment de son jugement, il le dit encore “Je le suis.” Jésus se révèle quand nous lui permettons de l’accueillir tel qu’il est, il va nous révéler ce que nous sommes, ses enfants bien-aimés qui ont un tel prix à ses yeux qu’il va donner sa vie pour eux.
Et en même temps, il nous révèle la vérité de ce qu’il est, de son visage. Je suis frappé par la force et la détermination de Jésus. Vous avez vu dans le jardin, quand les soldats s’approchent de lui, il leur dit : “ Je le suis, Jésus de Nazareth”, et comment les soldats tombent à la renverse. La puissance de Jésus, de sa proclamation ! Il dit qu’il est Jésus de Nazareth. Et nous, frères et soeurs, avons-nous conscience de ce nom que nous avons reçu ? Nous sommes Christ par notre baptême. Est ce que nous pouvons proclamer le nom de Jésus ? Dans la méditation à midi Hosanna’M, je disais que sur toutes les lèvres, sur tous les médias, il n’y a qu’un seul nom : le coronavirus. Est ce que nous pouvons oser proclamer le nom de Jésus, le nom de celui qui nous aime ? Et ne pas nous étonner que cela provoque une telle perplexité parmi ceux qui l’ont reçu dans l’évangile, qui l’ont rencontré. La perplexité de Pilate, celle de tous les grands chefs étonnés par son attitude. Ne soyons pas étonnés que le nom de Jésus, prononcé en vérité, puisse provoquer quelque chose. Ce n’est pas une démarche intellectuelle, nous ne faisons pas à proprement parler, dans le sens littéral du terme, de la théologie. Mais comment vivons-nous, comment avons-nous reçu ce nom pour que vraiment il nous touche et qu’il touche ceux à qui nous osons le proclamer par notre vie ?
Alors, pourquoi Jésus fait-il preuve d’une telle force ? Il puise sa force dans le fait qu’il est le Fils de Dieu, qu’il est venu accomplir sa volonté. Mais parce qu’il y a un enjeu décisif, frères et soeurs, celui de notre conversion. On ne vient pas tant consoler Jésus que découvrir à quel point sa passion nous concerne. C’est ça que nous venons faire aujourd’hui. Consoler Jésus c’est un fait. Mais quel est la véritable consolation de Jésus ? Quelle grande consolation ça a été quand la Samaritaine l’a accueilli : Donne-moi de cet eau, donne-moi de cette eau… Quelle consolation pour Jésus quand sa mère a cru contre toute espérance. Quelle consolation pour Jésus à chaque fois qu’un de ses enfants qui s’était éloigné de lui revient vers lui, car tel est le fruit de sa Passion. Jésus n’avait pas besoin de vivre la Passion, on pourrait même dire que seulement la dignité de son nom aurait suffit à nous sauver. Aussi Jésus a choisi de nous sauver de cette manière là, pour que nous n’ayons aucun doute du caractère absolu de son amour pour nous : jusqu’à la dernière goutte de son sang, il a manifesté son amour.
Dans le Livre d’Isaïe, il y a encore “En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé.” Quel merveilleux fruit de la contemplation de la Passion du Christ. Ce sont nos souffrances qu’il portait. Il est venu pour nous. Une manière juste de comprendre les Béatitudes, qui sont le sommet du discours sur la montagne de Jésus “Heureux les pauvres de coeur, le Royaume de Dieu leur appartient.” Comment pouvons-nous comprendre cela ? Ce n’est pas faire l’apologie de la pauvreté, fusse-t-elle celle du cœur, des larmes, de la faim… Jésus dit “heureux” : pourquoi ? Parce que je suis venu pour vous. C’est la raison pour laquelle nous pouvons dire nous sommes heureux, debout et vivants. Parce que Jésus est venu pour nous. Ne passons pas à côté de cette chance qui nous est offerte en ce Vendredi Saint, en ce Triduum Pascal, et dans tout le temps qui suivra jusqu’au don de l’Esprit Saint qui est le don suprême du Père, ne passons pas à côté de cette chance de savoir à quel point nous sommes aimés. Et que Jésus, tout ce qu’il a vécu dans sa Passion, il l’a vécu pour être en union avec nous. Pour que chaque personne qui connaît l’angoisse de la mort, de la souffrance, chaque personne qui connaît la solitude, chaque personne qui fait l’expérience de porter sa croix découvre qu’il ne la porte pas seul. Pourquoi ? Parce que Jésus a pris ce chemin et que dans chaque événement de notre vie nous pouvons être unis à lui de manière analogique, dans le même événement qu’il a connu. Et alors que se passe-t-il ? Il se passe que nous recevons toutes les grâces qu’il a reçues et qu’il a reçues pour nous.
Frères et soeurs, vivre la Passion de Jésus, c’est accueillir notre salut. Jésus dit une chose très importante : “Tout est accompli”. Il n’y a pas de doute que ce pour quoi Jésus est venu est accompli. Il y a encore du chemin à parcourir pour le recevoir, et nous ne pouvons le recevoir autrement que par l’Esprit Saint.
Avez-vous remarqué ce testament de Jésus sur la croix : “Jean, voici ta mère” ? En Saint Jean, c’est clair : le “tout est accompli” passe aussi par le testament de Jésus. Par la place de Marie dans votre vie. Marie est celle qui par sa maternité spirituelle nous donne la grâce d’accueillir en vérité tout ce que son Fils a fait pour nous. Et quand elle le contemple, jusqu’au pied de la croix, elle se souvient des paroles du vieillard Siméon “Et ton cœur sera transpercé d’une épée”. C’est pour ça que tout à l’heure, après cet office de la Passion, nous passerons un peu de temps en prière avec Marie, au pied de la croix qui reçoit son fils descendu de la croix. Marie est vraiment notre mère et nous demande de l’accueillir, avec la vérité de ce que nous sommes, avec la tendresse maternelle dont nous avons vraiment besoin. Et parce qu’elle est la première à avoir emprunté ce pèlerinage de la foi, comme dit le Concile, elle va nous permettre d’accueillir tout ce que Jésus a fait pour nous.
Je prie le Seigneur pour qu’il nous donne la grâce, à chacun, de recevoir tous les fruits de sa Passion, sans avoir peur, sans inquiétude, sans culpabiliser, mais ce qui doit jaillir de notre cœur est une action de grâce, une louange, un merci. C’est le mot le plus simple ! En anglais, c’est le même mot pour dire merci et grâce. Merci Seigneur, pour tout ce que tu as fait pour moi. Merci de m’avoir confié à ta mère, parce que sans elle, je ressens bien que je ne peux rester au pied de la croix et recevoir toutes les grâces que tu m’as acquises. Et merci pour le don de l’Esprit Saint, parce que, sans lui, je ne pourrais jamais proclamer que tu es Seigneur. Amen.